La mémoire de la sensation
Le second processus s’est enclenché à l’occasion d’un de mes spectacles intitulé Projet de la matière. L’idée que j’avais au départ était de faire un spectacle où la danse naîtrait au contact d’éléments extérieurs, un spectacle où je n’aurais pas à apporter le moindre schéma chorégraphique. J’avais à l’esprit la montre molle de Dali. J’y voyais comme une métaphore de la permanence du temps et comme un objet qui s’avançait vers moi, obligeant mon corps à se relâcher et à en épouser la surface. Je pensais au départ que quantité d’objets devaient traverser l’espace, pour que les danseurs se trouvent provoqués par cet univers. En définitive, le spectacle s’est éloigné de cette idée. En cherchant à collaborer avec des plasticiens, j’ai rencontré Marie-José Pillet, une artiste qui développe son travail autour des relations tactiles. Dans ces expositions, elle invite son public à toucher ses objets et à éprouver la sensation de ce toucher. Je lui ai demandé d’apporter ces objets à Belfort. Je les ai disposés dans l’espace et j’ai proposé aux danseurs de se « poser » dessus, couchés, debout, toujours les yeux fermés, et d’éprouver des sensations d’équilibre, de déséquilibre, de contact. La confrontation s’est révélée tout de suite très productive. Je me souviens notamment des plaques de tôle ondulée posées sur des ressorts. Les corps des danseurs y rebondissaient d’une façon extraordinairement belle, les improvisations étaient d’une grande vitalité, d’une dynamique remarquable. Ensuite, j’ai retiré les objets, et je leur ai demandé de travailler de mémoire sur ces sensations.
Depuis cette expérience, je ne cesse de travailler le rapport à des éléments extérieurs. Il s’agit surtout d’appréhender les relations qui s’établissent entre le corps humain, élément vivant, riche, tonique ou mou, et un corps étranger, tout en gardant les yeux fermés pour mieux comprendre l’espace. . Occuper l’espace est une expression galvaudée. L’espace est notre fatalité. Nous existons dans le temps et dans l’espace. Si nous pensons à l’air, en revanche, à sa proximité charnelle, sensible et à des volumes imaginaires, notre imagination peut s’alimenter de façon presque infinie. Il n’est plus nécessaire d’inventer un vocabulaire de la danse, ou de posséder des codes pour arriver à danser, il suffit de vivre cette mémoire de sensation, acquise au contact d’autres personnes ou éléments. Projet de la matière a apporté une liberté particulière à mon travail. Je continue toujours à me servir de cette expérience pour évoquer le rapport air-eau-feu. L’impression qu’il est tout à fait possible d’éprouver physiquement l’air, l’eau et le feu est une véritable source d’inspiration. Je ne parle jamais de la terre, je m’en sers bien sûr, puisque nous sommes enracinés dans le sol.
Extrait de « le corps s’invente dans l’instant »