Extrait : Le pouvoir de l’image vivante
Chaque jour, un artiste "hors 7e art" regarde le cinéma.
Quelle meilleure situation que celle du voyageur que je suis en cet instant pour plonger ma rêverie dans le monde sans fin du cinéma.
Au travers de la vitre du train qui m’emmène dans l’Est de la France en ce mois de mai, mon regard se focalise sur le lointain immobile alors que les premiers plans défilent flous et fugitifs.
Soudain, comme happé, mon regard s’accroche à l’apparition de quelques belles vaches champenoises et invite mon cou à une légère rotation durant les quelques secondes qui me sont accordées pour les voir. Je laisse percer un sourire intérieur lié au plaisir solitaire que la vision de la race bovine provoque chaque fois en moi.
Hors champ.
Je reviens au devant de l’image et zappe machinalement, émue comme toujours de l’étonnante capacité de métamorphose des formes, liée à la vitesse de mon propre déplacement, (...)
Le glissement des volumes, la percée des lignes, la radieuse apparition des couleurs (c’est l’époque du colza), les bascules incessantes de lumière, tout est sujet à me confondre dans un bonheur simple et intense.
Je "me fais mon cinéma". Non celui qui raconte, mais celui qui évoque.
(...)
L’espace est celui de mon propre champ de vision, le temps celui de l’instant que, simultanément, je vis et j’enregistre. C’est ma façon à moi de faire du cinéma mais, chorégraphe et nourrie de ces observations, je veux continuer à croire au pouvoir d’une "image vivante", image tout à tour baignée par le glissement des corps des danseurs ou découpée sous forme d’instantanés par chaque spectateur au regard libre.
Libération 29 mai 1995